CHAPITRE DOUZE

C O V I D E D I T I O N #4

Ces derniers temps, j'ai tout remis en question. Mes photos, moi-même, ma vie... Je pensais que 2020 était mon année. Elle était bien partie pour. Je voguais de projets photo en propositions d'exposition, et c'était bien. Et puis le Coronavirus a tout chamboulé, et sans qu'on comprenne comment, on en est déjà à la moitié de l'année et tout est en pause pour une durée indéfinie. Et puis, mine de rien, je sentais les trente ans arriver. Certes, ils n'arriveront que dans un an et demi mais le temps file à toute vitesse. Après tout, encore hier, je fêtais la Nouvelle Année avec une bande d'inconnus... Ces derniers temps, j'essayais de voir mes accomplissements. Que je trouvais minimes. Le lycée et la période du bac ont été une partie importante de ma vie. Et en sortant de là, et en entrant dans ma dix huitième année, et les dix ans qui ont suivis, j'étais pleine de rêves, d'aspirations, d'ambitions... Je me sentais comme Belle dans la chanson d'introduction de son Disney. Je vivais sur mon nuage dans mon petit village bien sage, le nez dans mes bouquins, à espérer des histoires de capes et d'épées, pleines de magie et de princes ensorcelés... Et je voulais vivre autre chose que cette vie. Je voulais des aventures dans le Grand Inconnu, je le voulais plus que ce que j'osais l'avouer. Et je voulais que pour une fois, quelqu'un comprenne que je voulais bien plus que ce qu'ils avaient prévu pour moi... Mais le destin en a décidé autrement. J'ai perdu beaucoup. De proches. D'amis. De confiance...

Et ce matin, alors que je résumais ces dix ans à un ami, le seul accomplissement que j'en retirais était mon diplôme de BTS Photographie. Et j'avais l'impression d'avoir trahi mon Moi de Dix-Huit Ans. Elle, elle était insouciante, joyeuse, motivée. Alors que moi, je viens de passer ces derniers mois à procrastiner devant Netflix, et ces dix dernières années à faire... Dieu sait quoi ! Puis cet ami m'a fait remarquer que les accomplissements, ce ne sont pas seulement de bouts de papier. Cela pouvait être bien plus que cela. Et que mon Moi de Dix-Huit Ans ferait sûrement preuve de bienveillance envers moi.

Et oui, c'est vrai. Elle aurait fait preuve de bienveillance. Mais pas autant que mon Moi d'Aujourd'hui. Parce que, soyons honnête, elle était jeune, un peu bête, et parfois pleine de préjugés... que j'essaie de déconstruire petit à petit. Alors, même si elle n'a pas établi sa carrière dans un métier qui la fait kiffer du matin au soir, et qu'elle n'est pas mariée, et qu'elle n'a pas d'enfants, et qu'elle est loin, trèèès loin même, d'avoir "au moins mis le premier en route avant ses trente ans", elle a grandi. Elle a évolué.

Elle a survécu à des deuils, des ruptures et des trahisons. Elle a trouvé sa voie, a eu du mal à croire en ses capacités et a été rabaissée pour ça. Elle a su écouter son corps, décortiquer ses rêves alambiqués, comprendre où était le grain de sable qui faisait déconner toute la machinerie, pour se sortir de situations néfastes, voire toxiques. Et grâce à tout ça, à tout ce qu'elle a vécu, à toutes ces personnes, bonnes ou mauvaises, qu'elle a côtoyées, je suis devenue cette femme bienveillante, compréhensive, bout-en-train, posée, cultivée, artiste et créative... (mais aussi têtue jusqu'à la mauvaise foi, boudeuse, pète-sec... Personne n'est parfait, n'est-ce pas ?). Et ce matin, j'étais prête à faire ressortir l'un de mes pires défauts : j'allais être sur-exigeante. Je le suis souvent envers mes proches (et j'en suis désolée) mais je le suis d'autant plus envers moi-même. Je ne m'autorise aucune erreur. Et paradoxalement, ce sont toutes ces erreurs, tous ces "mauvais" choix, qui m'ont amenée à être cette "bonne" personne (ou du moins qui essaye de l'être) aujourd'hui. Et c'est donc à vingt-huit ans, cinq mois et quatre jours, que j'ai enfin décidé d'utiliser cette bienveillance que j'ai en abondance... envers moi-même.

Et ça, c'est un sacré accomplissement.